Discours de Martine Charoy Frison-Roche lu en hommage à son père lors de la fête des guides le 15 août 2012. La traditionnelle médaille d’honneur de la Compagnie des guides de Chamonix est cette année à l’effigie de Roger Frison-Roche.
Cinquante ans après sa création, la médaille d’honneur de la Compagnie des guides de Chamonix à l’effigie de mon père Roger Frison-Roche va être remise à sa famille. Quel honneur et je suis sure que mon père aurait été très fier de cet hommage qui lui est rendu en cette belle Fête des Guides du 15 août 2012.
Son histoire d’amour avec la compagnie démarre à 17 ans lorsqu’il arrive en 1923 à Chamonix, les mains dans les poches ne doutant de rien et sans un sou vaillant. Son premier emploi au Syndicat d’initiative lui permet de côtoyer les guides du bureau voisin. Mon père venait de découvrir ces hautes montagnes dont il rêvait lorsqu’il était encore à Paris, il ne savait pas encore et personne non plus le destin qui l’attendait. Lui qui ne connaissait que les beaux paysages du Beaufortin berceau de sa famille où il passait enfant ses vacances en gardant les vaches. Il va se lancer comme un fou dans la montagne, l’escalade, les courses mixtes, et aura la chance d’avoir des guides qui le prendront sous leur aile, et des amis chamoniards pour l’accueillir, Chamonix étant alors un vieux village montagnard, qu’il serait difficile de reconnaître aujourd’hui.
La montagne était pour lui une chose sacrée et il y puisait son énergie, sa joie de vivre, son goût du risque et de l’inconnu. A son arrivée à Chamonix, il demeurait aux Praz, et souvent après son travail de bureau, il montait à la combe des Evettes dormir sous un sapin et redescendre très tôt pour être à l’heure à son travail. Cet amour de la solitude et en même temps sa joie de vivre avec les copains donnent bien la dimension de son être. A 14 ans il avait écrit une rédaction que nous avons encore où il racontait ce dont il rêvait comme vie, et c’est incroyable car tout ou presque s’est réalisé, comme il l’écrivait, « à travers les années obscures et lumineuses ».
Moi la petite dernière, j’ai été très gâtée car je suis arrivée à l’âge où la famille commençait à l’intéresser. Avant mes 5 ans je n’ai pas vraiment de souvenirs, car il était souvent absent, et n’oublions pas, c’était la guerre. Ensuite j’ai pu commencer à le suivre en montagne, il m’a tout appris. J’avais une confiance aveugle et l’aurait suivi n’importe où. Mais ce n’était pas un guide facile, il fallait bien s’accrocher pour le suivre, pour moi pas d’importance, je savais que si je voulais partir, je ne devais pas broncher. J’en connais qui n’ont pas résisté à sa persuasion. Pour ne citer que ma mère qu’il a voulu emmener aux Petits Charmoz, qui n’a pas voulu passer sur le vide du versant Mer de Glace. Dialogue : » tu passeras, non, si, non, alors je coupe la corde. Cela a été » la fin de l’escalade pour ma mère. Par contre combien d’autres lui doivent leur passion pour la montagne.
Il avait un sens de l’itinéraire et une prescience du temps extraordinaire, sachant faire demi-tour à temps. Un jour nous étions à trois sur la corde à la Dent du Géant, assez près du sommet, il nous a fait redescendre en désescalade rapide, le mauvais temps était arrivé d’un coup et nous sommes arrivés au refuge Torino sous la tempête. Deux alpinistes, présents ce jour là en même temps que nous, ont été foudroyés et gravement blessés. Il ne prenait pas de risques inutiles et la rapidité était sa priorité. Je me souviens combien de fois nous devions doubler les cordées, pas question d’être derrière. Par contre il amenait presque toujours ses clients en haut.
J’ai appris avec lui les descentes en ramasse sur les névés bien raides, la dégringolade dans les pierriers, et c’étaient de bonnes parties de rires. Les nuits en refuge, où l’on passait la soirée avec d’autres guides et chacun racontait des histoires passionnantes. Les cabanes étaient un lieu chaleureux et vivant où l’on se sentait bien même si on ne dormait pas très bien, les gardiens généralement d’anciens guides, véritables anges gardiens, veillaient sur nous et se tenaient à l’affût du retour bien à l’heure de chacun de sa course.
Une de ses grandes passions qu’il nous a transmis c’est la cueillette des champignons, chanterelles, psalliottes, bolets, trompettes de la mort. Nous partions facilement 4 heures d’affilée, par un temps moyen ou pluvieux, et alors c’était un parcours chaotique dans des couloirs abrupts, des fourrés inextricables. A l’époque nous revenions facilement avec 5 kilos de champignons que nous dégustions à toutes les sauces avec les amis.
Un de mes grands souvenirs est mon premier tour du Mont-Blanc. J’avais 13 ans et ma sœur Dany nous accompagnait. Papa avait emmené deux amis pour leur faire découvrir cet itinéraire qui était à l’époque peu connu. Ils n’étaient plus tout jeunes et marchaient d’un pas bien lent pour ma sœur et moi, aussi nous partions devant mais bien vite bloquées toutes les deux par la traversée d’un troupeau de vache. Nous n’avions pas hérité de l’amour des vaches qu’avait mon père, il savait leur parler et adorait les toucher. Ce tour du Mont-Blanc c’est lui qui en a lancé la mode avec la publication de son livre le « Mont-Blanc aux sept vallées » illustré par les photos de Pierre Tairraz. Combien de fois sommes-nous allés à pied à Beaufort, berceau de sa famille en passant par la vallée des Contamines et le col du Joly pour descendre ensuite sur Hauteluce. Commençait alors le tour des chalets familiaux où l’on nous offrait à chaque pose des goûters plantureux avec les produits de la ferme. On n’en pouvait plus. Beauté des alpages de Roselend avant qu’ils soient noyés avec la construction du barrage.
Ce petit savoyard né à Paris, a vécu sa vie de guide et de moniteur de ski à plein temps avant de s’en aller vers d’autres aventures au Sahara et dans le Grand Nord. « Premier de Cordée » est presqu’un livre autobiographique, car tous les faits qu’il raconte il les a vécus, ou tout au moins lui ont été racontés par ses amis guides. C’est un roman mais où transparaît tout son amour pour la vallée et la Compagnie des guides de Chamonix. Je peux le dire, les guides étaient vraiment sa deuxième famille et pour rien au monde il ne leur aurait manqué. Nous sa famille en étions un peu jaloux, surtout ma mère qui avait l’impression de passer au deuxième plan. Mais il lui fallait cet équilibre. Mon père, cet homme charismatique a toujours su resté un homme simple et vrai , c’est je crois le secret de son adoption dans la vallée, car il savait être proche des gens et sa curiosité naturelle lui faisait chercher la rencontre. Tous ceux qui l’ont connu peuvent en témoigner. Son « Premier de Cordée » a dépassé nos frontières, et toujours encore, 12 ans après sa mort je continue à avoir des témoignages de jeunes qui ont trouvé leur vocation pour la montagne dans les écrits de mon père. Son autobiographie « Le Versant du Soleil «(1981) est aussi devenu presque un nom commun pour dire la beauté, la lumière, la joie par opposition à la tristesse, le noir. Il m’avait offert cette belle dédicace : « à ma petite Martine qui a tant peiné pour décrypter mon manuscrit, ce livre de moi-même et des années obscures et lumineuses qui ont précédé sa naissance ».
Chamonix est toujours resté son port d’attache, à Derborence son Chalet qu’il a pu faire construire à la fin des années cinquante et où il a terminé ses jours en contemplant les montagnes sans jamais se lasser.
Martine Charoy Frison-Roche
A consulter , le site de la compagnie des guides de Chamonix : http://www.chamonix-guides.com/164-roger-frison-roche.htm